BRUCE BÉGOUT
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BRUCE BÉGOUT
Obsolescence des ruines
Essai philosophique sur les gravats

 " Le malaise moderne ne consiste pas tant à voir avec répugnance une chose neuve et supposément intègre déjà fragmentée, usagée et dégradée qu’à comprendre que, si toutes les choses neuves sont en effet déjà délabrées dans leur conception et leur construction, alors les ruines sont inexorablement vouées à une disparition rapide et totale, car non dédommagée par des nouveautés intègres. "

"Dans ces noces de poussière entre l’homme superflu et la construction passagère, la ruine semble ainsi elle-même disparaître. « Plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait faire cas », remarque très justement Gérard Wajcman. L’absence de ruines est peut-être l’objet du siècle, la chose la plus emblématique d’un monde de choses qui en a autant produites que détruites, et qui, avec une certaine application, efface les traces de sa propre destruction.

 "Aussi, des deux côtés, du côté du néocapitalisme modelant l’espace humain comme du côté de la préservation de la nature, voit-on proliférer des constructions éphémères. Entre l’hôtel discount et la cabane déplaçable, entre le hangar décoré de la zone commerciale et le caisson recyclé par l’éco-architecture, c’est un même adieu à l’assise qui se dit. Sans doute les raisons de cette instabilisation du territoire ne sont-elles pas les mêmes, et il serait absurde de les confondre : rentabilité à court terme ou souci environnemental. Mais du point de vue de l’attachement de l’homme à des bâtiments et des lieux stables qui l’inscrivent durablement dans le monde et le soustraient pour un temps au flux létal de toutes choses, les résultats ne sont pas si éloignés. "

Editions Inculte, 2022


"Il est étrange d’ailleurs de constater que même l’architecture écologique, qui cherche, par divers biais, à réduire l’impact de l’homme sur l’environnement, va parfois dans le même sens que l’urbanisme hypercapitaliste. Même si, bien entendu, les finalités ne sont pas les mêmes (voire opposées), l’accent y est toutefois mis sur le modulable et le provisoire. Certes, les bâtiments construits dans l’esprit de l’architecture écologique, par le choix des matériaux et les économies d’énergie qu’ils visent, paraissent s’opposer aux perspectives à court terme du monde marchand, mais, du point de vue qui nous occupe, à savoir la possibilité de produire des ruines, l’effet est un peu le même. D’ailleurs, bien souvent, l’idéal de la construction écologique consiste dans un bâtiment léger, modulable et déplaçable, une sorte de hutte fonctionnelle et nomade. Les maisons de Glenn Murcutt, souvent construites sur pilotis (Marie Short House, 1975, Manika-Alderton House, 1994), donnent cette impression d’être posées sur le sol et de pouvoir être démontées en une nuit, sans laisser la moindre trace. Ainsi l’architecture écologique est prise dans une double exigence de durabilité (pour les activités humaines d’habitation et de travail) d’un côté et de réduction a minima de l’impact environnemental de l’autre. La meilleure solution de compromis reste ainsi la construction amovible et dont les matériaux (paille, bois, laine, adobe, etc.) ne modifient pas en profondeur et sur le long terme le sol et le site. Mais, ce faisant, ce type de constructions accepte aussi de ne plus pouvoir se dégrader lentement et de former des ruines, considérées dès lors comme des immondes déchets non recyclables et à l’impact environnemental trop grand. De la sorte, cet esprit écologique visant un impact humain minimal, conjugué à celui du recyclage des produits, va à l’encontre de l’idée de ruines. Force est de constater que les deux grandes forces de construction du début du XXIe siècle, l’architecture marchande et l’architecture écologique, œuvrent ainsi de concert paradoxalement, à rendre les ruines impossibles, la première parce qu’elles ne laissent derrière elles que des déchets et non des bâtiments qui peuvent vieillir lentement et devenir des ruines, la seconde parce que, obnubilée par l’empreinte humaine et carbone sur l’environnement, elle vise à réduire le geste architectural et à ne pas édifier des bâtiments qui dureront trop longtemps. Cette architecture est dite durable en tant qu’elle vise à faire durer la fonction en limitant l’impact écologique, mais non la construction elle-même dans sa forme et sa matière pérennes. Au contraire, une construction qui durerait trop longtemps, et de la même manière, ne serait plus totalement adaptée au changement de fonction et à la mobilité, prônés par l’éco-architecture, et donc elle présenterait un coût écologique trop grand. L’idéal reste bien la construction à bas coût de bâtiments provisoires qui, dans cent ans, n’existeront plus comme tels et dont aucune trace physique ne sera visible ni sur le sol et ni dans l’air. La conception que l’écologie politique se fait de la place de l’homme dans l’environnement introduit des tensions significatives entre, d’une part, son orientation vers la durabilité de l’humanité et surtout de la biodiversité et, d’autre part, son profond scepticisme concernant le temps humain et ses exigences symboliques. Zéro déchets signifie zéro ruines. Il s’agit de concevoir dès maintenant des édifices qui s’auto-effaceront dans le temps ou qui, alors, seront rendus tellement modulables et recyclables que, à l’instar du bateau de Thésée, plus rien de leur être initial n’existera. Ainsi, de manière surprenante, la liquéfaction du solide et le choix de la transience universelle caractérisent bien souvent l’architecture écologique et ses ennemis."


Glenn Murcutt, Marie Short House, 1975

Glenn Murcutt, Manika-Alderton House, 1994


" Habiter n’est pas une fonction : c’est un long travail d’échange avec le milieu, une garde baissée face à l’extérieur qui afflue." (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

"Habiter n’est pas vivre : il y a des logements pour ça. Habiter, c’est trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental. Un lieu de commerce avec l’étendue, un point de relâche des lois de la géographie. " (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

 "Dans un monde où il n’y a plus de ruines, c’est le monde lui-même qui devient la ruine finale et totale. La seule ruine qui vaille encore par conséquent comme ruine et demeurera comme ruine sera l’expérience du monde rendu invivable par la démographie galopante, l’extinction en masse de la biodiversité, le réchauffement climatique et les crises finales du capitalisme. "

"Selon Baudrillard, si l’éphémère incarne sans doute « la vérité de l’habitat futur », cette idée n’est pas partagée par tout le monde et exprime surtout un idéal bourgeois. Selon le sociologue, la classe dominante se drape dans l’alibi de l’héraclitéisme du panta rei pour imposer son rêve néolibéral d’une flexibilité généralisée qui ne fait rien d’autre que de favoriser le déploiement sans frein du capital. Mais, en quelque sorte prémunies jusqu’à un certain point contre la fausse conscience bourgeoise, les classes populaires tiennent encore mordicus aux « valeurs de la fondation et de l’investissement ». Elles ne sont pas prêtes, en un claquement de doigts, à se convertir aux joies du nomadisme acosmique. Non seulement elles sont attachées aux idées de la solidité et de la pérennité, mais, par cet attachement même, elles résistent aux injonctions venant d’en haut en faveur du passager et du modulable. Car elles comprennent bien que si les classes supérieures peuvent autant chérir le mobilisme et « renier la pierre », c’est parce qu’elles ont déjà elles-mêmes longuement bénéficié des avantages de la solidité patrimoniale et ont pu jouir sur plusieurs générations « du décor fixe et séculaire de la propriété ». "


Editions Inculte, 2013

BRUCE BÉGOUT
Suburbia

"C’est donc à partir de l’anthropologie philosophique, de l’interrogation sur ce qui marque l’expérience humaine et la modifie, la déporte, l’affecte, que la ville est vue, parcourue, interpellée, décrite et auscultée. C’est dans cette perspective philosophique qu’il m’a semblé que la suburbia constituait un bon terrain d’analyse de cette formation hybride de l’humanité, car, à la différence des villes historiques qui ont perdu leur élan et leur attrait, elle accepte de soumettre les hommes, tous les hommes, à une prise en compte radicale de ce qui les constitue et les nie, faisant de la négativité le moteur même de son développement. Car la suburbia – ce mot qui veut dire l’extension des villes au-delà de leurs limites, la dissolution de l’urbain dans un espace sans centre ni périphérie – condense la négativité comme jamais : l’hyperconsumérisme, la pression écologique, la violence urbaine, le repli individualiste et défensif, l’enlaidissement des entrées de ville, la peur, l’isolement, le vide culturel, l’ennui. Mais, parce qu’elle laisse advenir cette négativité, elle s’y expose, y fait face et tente tant bien que mal d’inventer, parfois de façon naïve et outrancière, avec ses moyens, des formes de vie qui persistent dans cet environnement hostile ; et c’est pourquoi, en dépit des multiples reproches qu’on peut lui faire (laideur, monotonie, anomie, etc;) et qui sont souvent justifiés, elle fait pourtant preuve d’un dynamisme qui ne se contente pas de louer l’énergie pour l’énergie (le stade ultime du nihilisme qui veut que la force s’exprime quel que soit son but) mais qui, de manière dialectique, objective cette nocivité pour la dépasser. Voilà pourquoi l’esprit souffle ici dans la suburbia et continue son œuvre d’un auto-accomplissement historique vers le règne sans fin de la liberté. Lorsqu’on observe derrière son pare-brise ce monde fait de hangars et de panneaux, de ronds-points et de nœuds autoroutiers, on a peine à croire que le processus d’émancipation de l’humanité passe par là, et on se convainc plutôt que l’aliénation a enfin trouvé un territoire à sa mesure. "


BRUCE BÉGOUT
Le ParK

"Peut-être est-il temps de dire, à ceux qui ne l’auraient pas déjà compris, en quoi consiste exactement le ParK. Le principe en est très simple. Son concepteur a voulu rassembler en un seul parc toutes ses formes possibles. Le ParK associe ainsi, en une totalité neuve, une réserve animale à un parc d’attractions, un camp de concentration à une technopole, une foire aux plaisirs à un cantonnement de réfugiés, un cimetière à un Kindergarten, un jardin zoologique à une maison de retraite, un arboretum à une prison. Mais il ne les associe pas de manière à ce que chacun de ces éléments maintienne son autonomie et continue de fonctionner à part. Il les combine entièrement, joint tel caractère à tel autre, jette des ponts, mélange les genres, confond les bâtiments, agrège les populations, intervertit les rôles. Il s’agit donc de mettre en rapport ce qui n’a justement pas de rapport, hormis sa référence minimale au parcage. De là naît un paysage synthétique qui mixe fête foraine et dystopie urbaine, un terrain d’essais pour l’hybridation architecturale et sociale."

Editions Allia, 2010


BRUCE BÉGOUT
Lieu commun : Le motel américain

"Néanmoins, le motel n'est pas un simple établissement commercial situé à la périphérie des villes. Il représente aussi un espace mental, une sorte de caisson sensoriel qui amplifie les percussions émotionnelles des différents voyageurs qui y prennent place."

 "Sans avoir l'air d'y toucher, les usagers clandestins ou hors-la-loi introduisent de nouveaux codes de comportement qui échappent aux grilles de lecture communes. Ils renouvellent à chaque instant le génie social de l'être humain, en inventant des formes de relation régulées mais cependant hors normes. En eux, il y a quelque chose qui cherche à se déployer, comme une sous-vie rugueuse et défaite mais toujours chargée d'une générosité qui préfère apparaître avec les traits de l'humble et du bas, une manière de vivre emplie d'une noble nonchalance, fût-elle pour d'autres délictueuse, une façon de regarder et d'agir qui trouve ses racines dans les riens infimes de l'existence quotidienne et urbaine. "

"À cet égard, le motel peut être considéré, soit comme un élément représentatif de la simplification fonctionnelle de l'existence suburbaine, soit comme le lieu d'une nouvelle espèce de cérémonial social qui, tout en respectant extérieurement les règles de la rationalité marchande et de ses commodités technologiques, produit de temps en temps des impressions, des actes et des rituels proprement magiques."

 "Que ce soit l'espace urbain dans son entier, les objets usuels ou l'organisation sociale elle-même, tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. Une pulsion cinétique semble agiter l'être social et se répercuter sur tous les éléments de la vie urbaine. Tout doit être mobilisable sur-le-champ, prêt à être employé, consommé, ingurgité. "

 

Editions Allia, 2002


John Register. Motel, Route 66


Editions Allia, 2002

BRUCE BÉGOUT
Zéropolis

L'expérience de Las Vegas

"Que ce soit des institutions (mariage, baptême, etc.) ou des traditions, Las Vegas se moque de tout. Chaque réalité, elle la tourne en dérision. Sans se soucier de l'histoire, elle broie tout évènement humain dans un chyme électrochimique et parodique qui ne laisse absolument rien intact. Ce faisant, elle révèle la scène primitive de la société : l'impossibilité de croire à la vérité de l'autre. Elle fait d'autrui un parfait inconnu, puisque tout ce qui signale sa présence, la culture et la civilisation, est ici proprement ridiculisé. Pour la première fois l'excès se mue en défaut, et la capitale de l'exagération laisse poindre des moments de déficience totale : indigence culturelle, sociale, esthétique. Sous son hémorragie de lumières et de spectacles en tous genres, elle met au jour une vérité cruelle et pourtant nécessaire à affronter si l'on veut pouvoir continuer à vivre : "tout n'est qu'une immense et grotesque farce".